Retour de Femme (Dialogue)

Ce jour-là il pleut. Le ciel est invisible, l’air est vif et un bar de quartier est devenu le refuge de nombreux passants trempés.

À l’intérieur la fumée se mêle aux odeurs de pluie et les vestes qui s’égouttent forment des flaques sur la mosaïque du sol. Dans le chahut ambiant, assis au comptoir, deux hommes viennent de se rencontrer. Ils ont sensiblement le même âge et sont tous les deux bruns. Quiconque ne les connaîtrait pas pourrait jurer qu’ils sont parents.

À la faveur de la lumière pâle et intime des lieux, l’un d’eux s’aventure à quelques familiarités. Bientôt leurs voix s’élèvent ; le ton monte…

            – Tout ça c’est des histoires de famille…ça n’intéresse personne !

            – Mais si… allons… ça concerne tout le monde.

            – Non et non ! Moi, déjà ça ne m’intéresse pas… Alors les autres, voyez… Personne j’vous dis ! Et pourtant des histoires comme vous m’en demandez j’en ai une collection… et pas des moindres.

            – Alors allez-y, racontez ! Puisque je vous dis que moi, ça m’intéresse… allez-y j’vous dis !

            – Mais non ! Je sais pas ce que vous avez avec vos questions… c’est pénible enfin.

            – Tout ce que je vous demande c’est de me faire part de votre histoire, c’est pas méchant ! Vous n’avez rien à cacher, non ? Vous êtes suffisamment vieux pour en avoir vécu et vous me dites que des histoires de famille vous en avez à revendre…

            – J’ai pas dis ça !

            – Mais vous le pensez !

            – A quoi ?

            – Mais à l’argent ! Vous voulez combien ? 50 ? 60 ? Dites un prix…

            – Rien du tout ! Mes histoires de famille ne sont pas à vendre. Non et non, c’est personnel. Je refuse !

            – 80 ?

            – 80 balles pour mes histoires ? C’est du proxénétisme ! … Vraiment, vous êtes curieux… Curieux et bizarre !

            – Je serai ce qu’il vous plaira ; mais je vous en prie, racontez-moi ! Allons… un geste, un effort… soyez philanthrope !

            – Philanthrope vous-même !

            – Allez, je monte à 100 mais c’est bien parce que c’est vous. Et puis vous m’êtes très sympathique…

            – Bon ! Très bien, très bien… si vous insistez… mais je vous préviens, ça ne vaut pas ce billet.  Donnez quand même !…  Bon…  hum…  Alors un jour, Théodule… – Théodule c’est mon oncle – un jour Théodule vint dire à ma mère, j’étais petit : “Eulalie, ça ne peut plus durer ! Non, c’est sûr, ça ne peut plus durer !” Je ne savais pas encore quoi, mais ce qui est sûr, c’est qu’il allait tout d’un coup remplacer mon père !

            – Eh bien ! C’est prometteur dites-moi ! Votre mère… avec son propre frère ?

            – Mais non ! Avec le frère de mon père… enfin mon père d’avant, car j’ai très vite appelé mon oncle “papa” !

            – Et votre père “tonton” ? Ha ha !

            – Non, “tata”…

            – C’est vous qui vous moquez ?! …

            – C’est la vérité ! La malheureuse vérité. Je dis “malheureuse”, mais en fait c’était mieux comme ça.

            – Votre père était…

            – Une femme ! La plus belle de toute… après ma mère.

            – On peut la voir, lui parler ?

            – Malheureusement je n’ai plus de nouvelles. Un an après, elle a disparu. Il ne me reste qu’une photo d’elle en costume de ville, mais je ne l’ai pas sur moi.

            – C’est bouleversant !

            – C’est le mot. Surtout quand on a quatre ans ! Puis après on oublie… d’ailleurs il faut que j’y aille. Il a cessé de pleuvoir et ce soir je dîne chez mon oncle.

            – Votre père ?

            – Mais non voyons, le frère de ma mère.

            – Attendez ! On peut se revoir ? Demain, ça vous dirait demain ? Même endroit, même heure… c’est d’accord ?

            – Ça va vous coûter cher !

            – C’est ça, à demain !

Pour celle-ci, il pouvait bien y mettre le prix. Quelle histoire ! On voit parfois des choses incroyables. Ça n’est pas à lui que ce serait arrivé. D’ailleurs il n’avait pas de famille. Sa mère vivait seule et il n’avait jamais connu son père. Il avait bien eu des oncles et des tantes, mais c’était il y a si longtemps. Alors il prenait plaisir à se procurer des histoires, gratuitement ou en payant s’il le fallait et ce soir-là, ça n’avait pas été sans peine. Mais le sujet était de taille et assurément le lendemain, il allait encore se régaler !

            – Bonsoir madame Sanchez.

            – B’soir m’sieur Durvy. Quel temps, hein !

            – Oui, quel temps !

            – La journée a quand même été bonne ?

            – Oui, très bonne… j’ai fait une merveilleuse rencontre.

            – Ah ? Elle est jolie ?

            – … ?

            –  Bon. Qu’y fasse attention, je viens de toiler l’escalier.

La famille de sa concierge, quel bonheur ! Il avait bien dû doubler voire tripler ses étrennes, mais il n’en fut pas déçu.

On peut se demander ce qu’il faisait de toutes ces anecdotes chèrement glanées aux fils des existences ? – Rien. Ou peu de chose, si ce n’est d’obtenir quelques satisfactions personnelles de voir plus “familial” que lui. De voir se disloquer des vies désolantes, en pleine dérive. D’écouter les récits de repas de famille alcoolisés et houleux qui finissent en bagarre générale. Ou encore de voir ces fratries déchirées par la révélation d’un lourd secret qui fait sombrer tout le monde dans la honte.

Par décence, gardons sous silence cette autre histoire odieuse achetée à prix d’or, celle de sa concierge devant s’exiler loin de son Portugal natal pour une raison morale… ou plutôt immorale.

Mais celle-ci, il ne s’est pas privé de la raconter à qui voulait l’entendre, gonflant ainsi son image de “sans famille et sans histoire”, honnête et irréprochable.

Seul chez lui, il attendait le lendemain avec impatience, cherchant dans sa tête quelles pouvaient être les raisons de cet étrange échange de paternité ; “un père homme contre un père devenu femme… comment est-ce possible ? Evidemment, biologiquement, son père ne pouvait être une femme, et pourtant…”.

Il prit un stylo, fit un schéma, traçant des triangles, des cercles et des flèches pour tenter de comprendre ce que la nature avait toujours refusé. C’était comme un jeu, un jeu sans haine mais qui stimulait son aversion pour les travers familiaux. Il avait trouvé là un nouveau repoussoir dont il lui fallait élucider le mystère avant la nouvelle rencontre de cet homme sans père qui en avait deux.

A force de suppositions et de papiers froissés, il en vint bientôt à cette hypothèse : son oncle devait être son père – son père naturel – et son père « femme » était sans doute son père adoptif, mais certainement pas son père légitime !

La nuit fut brève. Des visions d’horreur avaient perturbé son sommeil et c’est en sueur qu’il se réveilla en sursaut dans son appartement vide. Habillé en femme, entouré d’enfants qui virevoltaient en riant de lui, il tendait une main crispée et angoissée vers une silhouette qui s’approchait. Un homme prit sa main en détresse et son visage apparut dans un halo de douceur. C’était l’homme du bar ; il l’appelait « Maman ».

Quel cauchemar ! Ah ça non ! Ce n’est pas à lui que cela arriverait. Plutôt se faire pendre !

            – Vous avez raison. Ma mère me l’a avoué bien plus tard. Mon oncle était mon vrai père et ma tante m’avait, pour ainsi dire, adopté.

            – Je le savais. Mon Dieu ! Quelle histoire ! J’ai rarement vu plus cocasse, vous savez.

            – Je m’en serais bien passé !

            – Ce qui veut dire que votre mère aimait aussi les femmes…

            – Sans aucun doute.

            – … et que comme toute femme elle a un jour voulu un enfant que votre “père tante” ne pouvait lui donner, évidemment…

            – Sans conteste. Vous avez mis dans le mille.

            – … et où trouver de meilleur père en la personne du frère de votre tante ?

            – Et pour la ressemblance, c’était incontournable…

            – Incontournable, oui, mais…

            – Eh oui ! Mais… !?

            – … c’était sans compter sur l’inévitable : votre père et votre mère se sont découvert une passion soudaine qui ne pouvait satisfaire tout le monde.

            – Quoi de plus normal !

            – C’est magnifique ! Quelle histoire ! Vous en souffrez encore ?

            – Non, d’ailleurs je peux revoir la photo de ma tante sans émotion. Tenez, la voilà. Je vous préviens, ça fait un choc. C’est à cause du costume d’homme.

            – Montrez voir ?

                                    … Maman ! …           Quelle horreur !

            – Je vous avais prévenu.

            – Non ! J’ai dit “Maman”…

            – Mais puisque je vous dis que ce n’était ni ma mère, ni mon père ! Je croyais que vous aviez compris enfin !

            – C’est ma mère ! Votre faux père est ma vraie mère ! Vous comprenez ce que je vous dis ?

            – Mais alors… nous sommes cousins ! Et en plus j’ai retrouvé ma tante… Vous me comblez de joie. C’est ma mère qui va être contente ! Embrassons-nous et soyez le bienvenu dans la famille !

            – …

Juste retour des choses pourrait-on dire ? Sûrement, mais sans qu’il soit question de morale, ce qui est certain, c’est que l’on ne peut renier très longtemps sa famille. Tôt ou tard, alors qu’on se croit libéré de son emprise, enfin libre de ses faits et gestes, elle vous rattrape, vous enserre à nouveau et vous voilà réunis pour le meilleur et pour le pire.

« Si l’on peut choisir ses amis, on ne choisit pas sa famille » dira le sage. Et ainsi fut-il de ce retour de femme.