L’aventure que je m’apprête à vous conter prend naissance dans les brumes humides d’un triste matin d’automne. J’aurais mille fois préféré que ce ne fût qu’un conte, une histoire à faire peur pour une veillée de pays ou les souvenirs confus d’un vieux fou gâté par l’âge sénile. Il n’en est rien, hélas ! Pas un seul instant de ma longue vie n’est plus cruellement vivace dans mon âme, et mes angoisses, filles des torpeurs passées, sont aujourd’hui bien lourdes à porter. J’espère qu’à me lire, souhait cruel, vous prendrez la part de ce fardeau.
Les matines n’avaient pas encore sonné et la nuit tardait à rendre les armes. Tout était assoupi et encore silencieux. Partout flottait sur la lande ce voile macabre qui hante le lendemain des batailles. Ça et là des souches verdâtres et moles rappelaient les cadavres anciens des guerriers tombés en ces lieux ; et Dieu sait s’il y en eut. Ces batailles avaient marqué les esprits pour longtemps et leurs récits sanglants, même après tant d’années, nourrissaient encore les conteurs.
Il faisait grand froid. Autour de moi tout semblait enchevêtré de mort et l’odeur âcre qui exhalait de cette terre ne laissait aucun doute sur son origine infâme. Nous avancions péniblement dans ce théâtre de damnation.
Très vite la brise humide qui précède l’aube avait percé les mailles de mon manteau. Par endroits je m’enfonçais si profondément dans la fange que mes bottes menaçaient d’y rester prisonnières. Progressant à la faible lueur de ma lampe, je commençais à distinguer au loin la masse des arbres qui annonçaient la forêt. J’avançais mal et lentement, le chemin était peu praticable mais c’est celui que nous devions prendre, le seul qui nous mènerait bientôt au hameau ruiné du Maulores.
Il y avait bien une heure qu’on était venu me quérir au mesnil et sans doute était-il déjà trop tard. Par précaution j’avais pris deux pistolets ; je les avais chargés avec soin de ma meilleure poudre, celle que je réservais pour achever le gros gibier. Je n’étais pas parti seul, Jacques, mon plus solide paysan était sur mes pas ; il s’était armé d’une fourche mais je sentais qu’il avait peur ; son souffle saccadé trahissait le chaos qui avait saisi tout son être. Plusieurs fois, alors qu’instinctivement, en me retournant souvent, je cherchais la force de continuer à marcher, j’avais croisé son regard terrifié.
Quelques solides gaillards étaient restés au mesnil pour veiller sur les femmes et les marmots. C’est le petit de la Luce qui avait vu, mais c’est elle qui, alors qu’il était resté figé près de l’âtre, nous avait fait le récit effrayant des évènements de la nuit. Tous deux vivaient seuls dans l’une des masures encore debout qui bordaient la forêt, tout près d’un marais. Enchevêtré d’herbes hautes et coupantes, on ne s’y aventurait guère sans quelques bonnes raisons. Le père était mort il y avait deux hivers, emporté par un mal étrange, sans qu’aucun remède n’eût pu vaincre les fièvres et les congestions qui lui furent fatales.
Je me rappelais que la veille, quelques instants après que la nuit fut tombée, j’avais pris place sur la muraille qui donne au nord. Je fus frappé du silence qui régnait alors. Pas un animal ne trahissait sa présence, pas un seul cri de quelque oiseau nocturne pour annoncer la nuit, comme si toutes ces créatures, normalement si actives au crépuscule, voulaient se faire oublier. J’avais eu cette curieuse impression de vide comme lorsque la neige étouffe la plaine au plus dur de l’hiver.
Le froid avait eu raison de mes songes et j’étais rentré sans tarder. Instinctivement, j’avais doublé les verrous de la grande porte d’une traverse de chêne.
Nous allions atteindre la lisière de la forêt lorsqu’une nuée de corneilles s’envolèrent à notre approche ; leurs cris rauques trahirent notre présence en éclatant sur nos têtes. Au milieu des troncs resserrés, s’ouvrait une sente étroite qui nous mènerait vers le hameau à une lieue de là. C’était un endroit humide et confiné, bordé de ce marais immense et serré contre la forêt si sombre. Les quelques murets de pierre qui cerclaient les brebis offraient de maigres remparts contre la nature hostile. L’isolement des lieux était inévitable et la petite maison de schiste qui abritait l’enfant et sa mère accueillaient une vie aussi inquiète que besogneuse. Le soir venu, à la chaleur de l’âtre, les repas les appelaient à un peu de repos, à l’abri des fenêtres et des volets clos. Mais là-bas le sommeil n’était jamais totalement paisible.
Nous buttions sans cesse sur les roches grisâtres qui crevaient par endroits le tapis de feuilles mortes et c’est avec peine que nous arrivâmes à la fourche des Têtes. Il nous fallait ensuite poursuivre par un passage encaissé, bordé de hauts talus et couvert presque entièrement par les fourrés en surplomb. La forêt envahie par une brume épaisse retenait encore les premiers rayons du soleil.
Jacques raviva sa torche. Son visage crispé dansait derrière la flamme. A cet instant je senti que mon compagnon, pourtant craint pour ses colères et sa force bestiale, bourru et inébranlable, s’en remettait à moi comme un garçonnet à son père. Nous pénétrâmes sous la voute végétale en nous gardant bien de trahir notre crainte commune, celle d’apercevoir à tout moment ce qui nous terrifiait tous deux au point de nous glacer les os.
Pierre Lafaye