Sisy vivait comme dans un songe depuis ce jour d’automne, triste et fade, où la mort avait caressé sa tête ouverte. Sa conscience s’était comme vidée, épanchée sous ce choc effroyable qu’il avait reçu. Une balle, une seule, après avoir sifflé, ricoché, hurla juste à côté de son oreille, se fichant dans les profondeurs de son cerveau, dans un endroit inextricable d’où elle ne sortirait jamais. C’était une balle perdue, en pleine rue, venue de nulle part, sans autres témoins que ceux qui le virent s’effondrer dans les feuilles mortes, trempées d’eau et de sang. Il était mort, du moins on l’avait cru. Puis il avait rouvert ses deux yeux bleus sur les têtes horrifiées qui s’étaient penchées, sans bruit. Mais quelque chose manquait à son regard ; l’anthracite de ses prunelles avait fondu dans ses iris comme une coulée de lave dans l’océan. Ses yeux devinrent livides. Sa bouche n’articulait plus, ne laissait passer que des sons lugubres et gémissants. Jamais plus Sisy ne parla.
Quand il sortit de l’hôpital, qui n’avait pu que constater son mal, il avait profondément changé. Sa vie s’était muée en une routine sans fin ; il fréquentait les mêmes lieux, aux mêmes heures, selon un rituel immuable. Sisy marchait comme un automate et ses membres raidis rythmaient sa marche. Sa tête immobile, légèrement basculée vers l’arrière et penchée du côté de sa blessure, lui donnait l’air d’un vieux soldat qui revient du front, lourd d’une dignité apprise et de sa lassitude. Désormais son existence n’avait plus de sens et il se perdait dans les rues traversées maintes fois, chaque jour, sous les regards amusés, inextricablement.
_ Mr Dainty … Mr Dainty ! Vous êtes servi.
Cette voix délicate et forcée avait rompu le silence feutré de ces quartiers chics qui bordaient la rivière, en appuyant chaque syllabe dans un chuintement désagréable, caractéristique de ces gens huppés qui parlent pour parler. Mr Dainty était accouru en poussant des petits cris aigus, exultant de ses yeux ronds et laissant sa langue pendre sur sa barbe qui sentait la vanille. Puis il avait pris place devant un petit plateau posé à mi-hauteur d’où exhalaient des odeurs alléchantes. Dans un superbe ramequin doré se mêlaient des boulettes de poisson, un étrange assortiment de légumes colorés et des cubes bruns qui sentaient bon le fromage.
Mr Dainty mangeait avec délice tout en remuant la queue.
Sa maîtresse le regardait se repaître avec le sourire attendri d’une satisfaction ridicule. Tout aussi ridicule était le nom de ce pauvre chien, un King Charles auquel il avait bien fallu rendre sa noblesse et, « sir » ayant été jugé trop précieux, elle l’avait d’abord appelé « Dainty » puis « Mr Dainty » en s’apercevant que c’était un mâle. Ces deux êtres vivaient dans une immense maison, peuplée de domestiques, l’insouciance de l’un comblant l’inconscience de l’autre.
Mais un jour que sa maîtresse avait lancé sa balle trop loin, une balle magnifique, couverte de pourpre et piquée de perles d’ambre, Mr Dainty avait couru comme un fou, encouragé par un ordre irréfléchi de sa maîtresse :
_ « Trésor, allez chercher la balle ! ».
Alors Mr Dainty avait sauté le muret, traversé un ruisseau puis un champ d’herbes folles, en y mettant toutes ses forces, croyant encore entendre au loin sa tendre maîtresse lui crier de courir.
Il arriva bientôt dans la ville, au milieu des voitures qui bondissent sans regarder, des passants indifférents et des gens qui marchent la tête haute. Il reniflait le sol crasseux, parmi les chaussures, à la recherche de cette balle perdue qu’il ne retrouverait jamais.
Les mois passèrent et Mr Dainty cherchait plus sa maigre pitance que sa balle aux doux reflets de soleil. Son pelage maculé de saletés sentait l’humidité et, sans comprendre, il était devenu un chien errant.
Le printemps avait coloré les arbres et les parterres de fleurs.
Sisy jaillit à l’angle du boulevard Saint-Christophe et de la rue du Ralliement. Il était à l’heure. Son regard se perdait sur l’horizon et sa bouche se tordait sous une moue volontaire. Le soleil brillait dans son dos, détachant sa silhouette sombre comme un insecte pris dans une goutte d’ambre. Les premières chaleurs avaient animé les rues et on se bousculait pour regarder un arlequin qui agitait ses clochetons en faisant des tours. On applaudissait, on riait, on se moquait. Les dos formaient un mur compact et circulaire qui gênait le passage. Des bras se tendaient vers le ciel, des pieds tapaient, on se grandissait pour mieux voir et la foule en effervescence poussait de vives clameurs.
Sisy marchait en direction de l’attroupement, visant mécaniquement le peu d’espace qui lui restait, entre ceux qui fermaient le cercle et le bord du trottoir que frôlaient les voitures. Il allait toujours de cette façon étrange. Sa démarche rapide, à la fois rigide et légère donnait l’impression qu’un fil invisible tirait sur ses hanches faisant cambrer son dos. Quelques mètres le séparaient du groupe qui grossissait sans cesse, absorbant le trottoir et restreignant plus encore le passage. Seule restait la haute ligne de pierres de taille qui fermaient le caniveau.
Sisy commença à contourner le cercle en inscrivant une courbe dans sa marche perturbée. Il atteignait cette sorte de point tangent lorsqu’il fut heurté par un coude, en plein ventre. Son pied gauche se perdit dans le vide au même moment qu’une douleur écœurante tordit son corps et il tomba sur les pavés échauffés par les pneus, sans même avoir eu le temps de porter ses mains sur son ventre meurtri. Son épaule s’aplatit dans l’eau sale et sa tête fit un impressionnant va-et-vient avant de basculer en arrière. Une voiture l’évita de peu.
La foule se retourna en entendant un crissement. Un grondement de surprise s’éleva. Les yeux de Sisy atteignaient à peine la surface du trottoir sur lequel dansaient les pieds qui se tournaient vers ce nouveau spectacle. Une imperceptible lueur jaune brilla au fond de ses pupilles. Une truffe visqueuse et soufflante vint se coller sur sa joue puis il reçut plusieurs coups de langue appuyés.
C’était Mr Dainty. Il était heureux comme Ulysse retrouvant Pénélope ! Sisy se releva péniblement, étira sa nuque douloureuse et reprit son chemin avec hésitation, comme un moteur qui vient de caler. Puis il sembla redoubler de vitesse, sans apercevoir ce nouveau compagnon qui jappait sur ses talons.
Il s’arrêta soudainement, devant une porte bleue entourée de vigne vierge. Il sonna plusieurs fois, comme un enfant. On lui ouvrit, il entra et l’on faillit coincer Mr Dainty en refermant la porte. Une dame d’un certain âge, à l’embonpoint généreux, voyant ce petit chien, tout en oreille et tout sale, poussa un petit cri auquel il répondit joyeusement. Il fut lavé, nourri et renommé « Orphée », sans trop savoir pourquoi. Depuis ce jour il suivit Sisy dans toutes ses fugues planifiées. Un jour une annonce parut ; elle offrait une somme énorme pour un petit King Charles perdu mais tatoué. On ne prit pas même la peine de regarder dans les oreilles d’Orphée. Et puis on s’en moquait, Sisy semblait revenir progressivement de ce voyage sans fin et feu Mr Dainty avait une nouvelle balle qu’il ne perdrait jamais.
Pierre Lafaye